
La ponte (extrait)
« Tu verras, quand les
journées se raccourciront, vers la fin de l’été,
il faudra que tu te cherches un endroit pour y pondre tes œufs
en toute sécurité. Ton bas-ventre commencera à
devenir douloureux et à durcir... ce sera le signal.
Il faudra absolument que tu te soulages de cette tension...
et bien entendu pour per-pétuer notre jolie race, Fanny,
à toi et à moi ! Ce sera hélas aussi le
moment de te préparer à mourir. Aucune cigale,
mâle ou femelle, ne subsistera durant l’hiver, aucune
!
– Ce sont exactement les symptômes décrits
par Bonavi. Il faut absolument que je ponde !
Il est vrai que nous mourrons
toutes avant la froide saison, tout le monde le sait. Personne
n'a jamais vu ni entendu une cigale après la mi-septembre...
Elles vivent de trois à quatre semaines dans le meilleur
des cas, et puis après, adieu la belle saison, elles
tombent de l'arbre... et s’éteignent !
Elles meurent seules, sans personne à leur enterrement
! Bien souvent, une famille de fourmis dévouée,
assiste les derniers moments de la moribonde tombée à
terre, en l'aidant, à l’aide de couteaux et de
fourchettes – en guise de crucifix – à passer
plus rapidement de l'autre côté.
...mais avant de mourir, il
va falloir que je me cherche un endroit pour y déposer
mes œufs, c’est capital pour ma descendance.
Il me faut trouver un lieu au calme. C'est très important,
car je vais y passer plus d'une journée. Pondre quelque
trois à quatre cents œufs est un travail de longue
haleine. Je ne le ferai qu'une seule fois dans ma vie. Je vais
donc m'envoler à la recherche de l'endroit idéal.
Un endroit idéal, comme vous le savez déjà,
est le plus souvent la tige d'une plante ; une branchette morte
; un mûrier ; un asphodèle desséché
par le soleil ; des végétaux de toutes sortes,
mais chose importante : il faut que les rameaux soient plus
ou moins proches de la verticale, confort de pondeuse oblige,
et bien entendu... tranquille. Les brindilles en tous genres
se révèlent êtres des maternités
idéales pour les futurs bébés cigales.
Personne ne viendra s'intéresser à des broussailles,
en particulier sèches et mortes, dans lesquelles j'irais
inoculer mes œufs.
Mais ce n'est pas une règle générale. Certaines
espèces pondent leurs œufs dans des végétaux
vivants, d'autres encore pondent volontairement la tête
en bas pour faire l'exception qui confirme la règle,
chacune selon son espèce et son éducation. Mais
toutes pondent à l'intérieur de rameaux divers.
Pour ma part, j'aimerais bien trouver des brindilles sèches,
genre asphodèles, ça me rappellera mes souvenirs
de bébé.
Vu d'en haut, il est relativement aisé de pouvoir juger
de la quiétude d'un endroit. Après quelques allées
et venues, quelques tours dans le ciel, j’en ai déjà
repéré un, d’apparence paisible, où
personne ne viendra me déranger. Il est situé
au bord d'un chemin. Je l’ai choisi puisque les oiseaux
n'y viennent pratiquement pas. Le temps d’amorcer un piqué
et me voilà sur une branchette bien verticale. Celle-ci
est idéale, puisque ne dépassant pas le diamètre
d'un gros crayon. Immobile, tous mes sens en alerte, j'attends
un petit moment – pour tâter le terrain –
avant de me décider.
J'aimerais pondre si possible seule. C’est un moment trop
important pour pouvoir me permettre une quelconque distraction.
Si par hasard, une autre cigale étourdie venait à
se poser sur ma branche, j'irais tout simplement me chercher
une autre brindille, plus au calme, sans autre forme de procès.
Nous possédons, en règle générale,
l'art inné de la politesse. Vous ne verrez jamais une
cigale se battre pour s'approprier un endroit. Tout ce qui nous
intéresse c'est de se trouver une bonne branchette, si
possible bien exposée au soleil. Nous ne sommes pas belliqueuses
pour un sou, et pour cause. Ce n'est certainement pas la place
qui nous manque, dans les garrigues et les pinèdes de
Provence pour pondre !
Ici, pas un bruit, hormis un léger souffle de vent venant
de temps en temps caresser quelques feuillages. Au loin, quelques
mouettes affamées font entendre leurs cris hilares que
le vent emporte vers les rares bateaux mouillant encore, dans
la baie turquoise de la Courtade. À part cela... quiétude
et sérénité. Le moment semble vraiment
propice. Rassurée, je commence à me préparer
sur mon rameau.
Mais avant de déposer mes œufs à l'intérieur,
encore me faudra-t-il en percer l'écorce. Ce n'est pas
évident quand on est dépourvue de perceuse à
percussion plaquée d'équerre comme celle de papa
ou d'une simple vrille à bois...
C'est oublier que ma tarière est justement une sorte
de perforateur très sophistiqué d'une dureté
à toute épreuve ; du moins pour pénétrer
les différentes essences de bois que l’on rencontre
ici. Bien entendu, elle ne tourne pas... faut quand même
pas exagérer !
Bonavi m'a raconté
que dans le Vaucluse et aussi en Ardèche, on a trouvé
récemment des fossiles de cigales datant de sept à
trente millions d'années. Ce n'est pas tout, il parait
qu'il en existait déjà, il y a de cela 265 millions
d'années sur l'actuelle Russie. C'est comment dire, c'est
beaucoup plus que beaucoup ! Rien qu'un seul petit million,
que dis-je, mille ans me suffisent déjà à
me donner le vertige !
C'est vous dire si la tarière de la cigale a eu le temps
de se peaufiner au cours du temps !
Vous allez me demander : C'est quoi une tarière ?
En deux mots, c’est une sorte de double lime-scie très
acérée à son extrémité et
à l'intérieur de laquelle est logée une
sorte d’aiguille creuse, comme une seringue. Elle est
destinée à pondre ou à injecter les œufs
à l'intérieur de la branchette. Cette sorte de
seringue part de mon abdomen où sont stockés mes
ovaires, pour finir à la fin de celui-ci. Cette aiguille
– chez moi – mesure environ un bon centimètre
de long et mesure à peu près un demi-millimètre
de diamètre et puis... d’ailleurs... Ouh !
— Aïe !... ça tire à nouveau dans mon
ventre !
Solidement cramponnée au végétal à
l'aide de mes six pattes, je commence mon travail de limage
et de forage. Le but : réussir à faire pénétrer
ma tarière à l'intérieur du rameau.
Les deux lames très dures en frottant, attaquent et incisent
le bois à la manière d'une gouge. À force
de le gratter, la brindille ne résiste pas longtemps
et finit par céder au bout d'une dizaine de minutes environ.
C'est quand même long, dix minutes de travail !
Maintenant que le trou est foré, je peux y plonger mon
oviscapte ou ovipositeur – autre nom pour désigner
la tarière – bien au fond de la brindille pour
y injecter ma descendance, à l'image d’une infirmière
faisant une piqûre dans le bras d'un patient. Très
appliquée, j'inocule environ une dizaine d'œufs
par trou, pas plus. Faudrait quand même pas que mes futurs
bébés se sentent à l'étroit quand
ils écloront !
— Ouf ! ça fait du bien. Les tensions dans mon
ventre se sont légèrement relâchées.
Ma besogne terminée, je retire avec une sage précaution
ma tarière, qui devra encore servir. Les filaments déchirés
de la plante se refermeront d'eux-mêmes, mettant mes bébés
tout frais pondus à l'abri. En effet, après le
passage de mon outil, l'orifice de la brindille en est tout
hirsute et semble tout décoiffé tant les lambeaux
et les filaments du bois ont été mis à
rude épreuve. Un mini pétard sous l'écorce
de la plante, aurait produit le même effet ! Mon travail
a duré en tout, une vingtaine de minutes environ.
Mais ce n'est pas fini, il faut que je ponde environ de trois
cents à quatre cents œufs – comme tous mes
congénères – et je viens d'en pondre une
dizaine eenviron.
De toutes façons, je n'ai pas le choix, il faut que je
ponde, ne serait ce que pour me libérer de ces douleurs
dans mon ventre.
Ce qui est sûr, c'est que je ne suis pas prête d'avoir
fini. Il me reste encore du pain sur la planche ! Aujourd'hui
et même demain ne suffiront pas.
Mon oviscapte retiré précautionneusement, j’avance
d'un centimètre sur la brindille dans la direction du
soleil. Sans me fatiguer, je m'arrête et recommence mon
opération de forage et ainsi de suite, tout au long de
la journée.
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