
Le chant des cigales (extraits)
... Nishi t'aimais bien
tu sais, elle m'a beaucoup parlée de toi ! lui dis-je.
– Ah bon ? et que t'a-t-elle racontée sur moi ?
– Elle m'a dit que tu es un érudit en entomologie
; particulièrement pour expliquer le fonctionnement du
chant des cigales. Il parait que tu es incollable sur le sujet.
– Elle exagère toujours tout ! me répond-il
en riant. Il est vrai que je sais des tas de choses... de là
à être un érudit ! Le chant des cigales
– tu le sais maintenant – est exclusivement produit
par le mâle pour se faire remarquer des femelles... et
malheureusement aussi des prédateurs !
Donc tu sais comment fonctionne le mécanisme de notre
chant ?
– Heu ! à vrai dire, non ! Nishi n'a pas eu le
temps de me l'expliquer ! Elle était trop pressée
de vous rejoindre. Tout ce que je sais, c'est que le mâle
possède deux grandes écailles
sous le ventre... comme les poissons !
Il éclate de rire en entendant cela, puis ajoute :
– C'est exact, mais ce ne sont pas vraiment des écailles
! Ce sont des étouffoirs. Ils ne font pas de musique,
mais servent seulement à étouffer le son, en s'ouvrant
et en se fermant plus ou moins. On les appelle aussi volets
parce qu'ils s'entrouvrent, tu saisis ?
– Mais alors ! où donc est l'appareil qui produit
le son ?
– Observe-moi bien Fanny ! Juste derrière la naissance
de mes ailes, tu apercevras mes cymbales. Ce sont elles, et
elles seules, qui produisent la musique, regarde !
Délicatement Bonavi soulève légèrement
l’une de ses ailes, pour me montrer sa cymbale sur son
flanc droit.
– Je ne vois rien de spécial ! lui dis-je, déçue.
– C'est normal, tu as raison ! C’est difficile à
voir. Sous mes petites ailes, tu verras une sorte de petit cache
noir, tu le vois ? Il est inexistant chez toi, regarde bien,
tu verras la différence.
Effectivement, j'ai beau m'ausculter dans tous les sens, je
ne possède pas ce fameux petit cache que j'aperçois
chez lui.
– Derrière ce cache, qui est en réalité
une protection, se dissimule une de mes cymbales, le fameux
instrument de musique ! Nous en possédons deux, une de
chaque côté. Elles sont logées exactement
derrière chaque aile, à l'intérieur du
corps et bien dis-simulées. Je dois avouer qu'elles ne
sont pas faciles à trouver!
– Oui mais... en quoi consiste cette cymbale ?
– Bonne question ! répond Bonavi. C'est une sorte
de plaque de cuticule parcheminée, relativement rigide
et convexe. Il suffit de tirer dessus assez fort, pour qu’elle
se déforme brutalement et devienne subitement concave.
En appuyant du doigt sur le fond bombé d’une boîte
de conserve ou en redressant les bosses de certaines bouteilles
vides en plastiques, on peut obtenir un son à peu près
similaire.
Quand on appuie dessus, elles font tac ! quand on relâche
la pression, elles font toinnng !
– Oui, je connais bien ! C’est comme mon criquet
que j'ai gagné à la foire ! lui dis-je tout excitée.
Pas l'animal non, mais un jouet. Un petit objet métallique
pour amuser les enfants et faire hurler les parents. C'est moi-même
qui l'ai gagné l'année dernière à
la fête foraine du village. Pour le décrocher,
il fallait tirer sur des pipes de plâtre qui tournaient
lentement. Les lots étaient nombreux. Mais je ne m’intéressais
ni aux petites autos de pompier, ni aux photos des filles nues
tournant sur le fond du stand. Ce que je convoitais, c’était
le criquet. J’avais droit à trois cartouches. Comme
j’avais raté les deux premières, il a bien
fallu que je m’applique pour la dernière. Je me
suis alors bien appuyée sur le stand pour ne pas faire
trembler le fusil et... Pan ! la troisième fut la bonne.
J’ai eu mon criquet. Papa était fier de moi.
Ce jouet n'a rien d'extraordinaire, ce n'est qu'une lame d'acier
relativement rigide, environ de trois à quatre centimètres
de long sur deux de large, légèrement convexe
et sertie dans une coque en tôle verte. Quand j’appuie
sur la lame d’acier elle fait clic ! et quand je la relâche
elle fait clac ! Un clic ! et un clac ! qui claquent comme une
paire de claques... particulièrement quand ils sévissent
près des oreilles. C’est ma télécommande
pour faire crier maman ! suffit d’appuyer...
– C'est exactement ce même mécanisme qui
produit notre chant ! tranche Bonavi enthousiaste. Donc, aidé
de mes muscles, chaque fois que je tire sur ma cymbale, elle
devient concave en faisant toinnng ! et quand je la
relâche, elle se remet au repos en faisant tac
! Tac-Toinnng ! tu comprends Fanny ?
– Oui... j'ai pigé... mais... certaines choses
m'échappent ! Par exemple, quand tu chantes Las nubes,
je n'entends pas Tac-Toinnng ! ou alors je n'y entends
plus rien du tout, non ?
Il sourit et se tourne légèrement sur la branche
pour de me répondre.
– Attend Fanny... attend la suite de mon explication !
Imagine maintenant que je tire plusieurs fois de suite dessus,
et tu auras une idée plus claire du mécanisme,
écoute :
Tac-Toinnng ! Tac-Toinnng ! Tac-Toinnng ! Tac-Toinnng ! Tac-Toinnng
! Tac-Toinnng ! Tac-Toinnng ! répété
entre cinquante et cinq cents fois par secondes. Imagine la
fréquence ?
La musique à cette vitesse ne sera plus perçue
comme Tac-Toinnng ! Tac-Toinnng ! mais plutôt
comme ceci, écoute bien :
Trrt, rrt trrt, rrt, trrt, rrt, trrt, rrt, trrt, rrt, trrt,
rrt, trrt, rrt, trrt, rrt, trrt, rrt, trrt, rrt, trrt, rrt,
trrt, rrt, tant ça ira vite ! Ensuite avec l'inclinaison
et le rythme de mon abdomen ; l'ouverture plus ou moins rapide
de mes étouffoirs ; la position de mes ailes ; la température
extérieure ; la fréquence choisie par seconde
; l'émotion qui m'étreint à ce moment là
et bien d'autres choses encore, je modifie ce Trrt, rrt
pour chanter cette jolie chanson que tu aimes si bien : Las
nubes. Tu comprends ? Par ailleurs mes cymbales ne ressemblent
pas seulement à de bêtes boites de conserves bombées.
Elles sont renforcées de plusieurs plaquettes et de côtes,
ce qui ajoute à la complexité du timbre.
J’acquiesce de la tête. Bonavi continue de plus
belle :
– Notre cymbale est en quelque sorte identique au larynx
des humains que tu vois se promener sur l’île ;
une sorte de muscle situé sur le trajet de la zone respiratoire.
Prends un chanteur de charme. Sa voix est douce, puisqu'il la
travaille et l’exerce souvent. Imagine maintenant une
enclume de forgeron tombant sur les doigts de pieds de ce même
chanteur. Tu entendras le son brut de décoffrage, le
Tac-Toinnng ! originel d’un humain. Ce même
cri, modulé différemment pourra pourtant te donner
une jolie chanson douce, selon la façon dont il modifiera
ses cordes vocales, la poussée de l'air sortant de ses
poumons, la position de sa langue, que sais-je encore... et
bien entendu la position du doigt de pied par rapport à
l’enclume ! conclut-il en riant. Tu saisis maintenant
? me demande-t-il.
– Ravie, je lui indique, par un signe de la tête,
que j'ai bien compris. Je n’arrive pas à placer
un mot, tant Bonavi est parti dans ses explications.
– Derrière chaque étouffoir ou volet, est
dissimulé la caisse de résonance appelée
chapelle. Je résume :
le son est produit par la cymbale,
se fait amplifier dans la chapelle et sort entre les étouffoirs,
c'est tout simple. Je peux ouvrir ou fermer ces volets à
ma guise, regarde.
Effectivement ! En réalité, ces volets –
qui font partie du squelette – ne bougent pas. Ils restent
fixes. C'est son abdomen qui se lève et s'abaisse sur
eux, laissant passer plus ou moins le son des cymbales. Comme
pour confirmer ma pensée, il se met à chanter,
et son abdomen vibre à toute vitesse, si vite que j'ai
l'impression de le voir flou.
– ... et une autre particularité, également
propre aux mâles, que tu ignores sans doute ! s'exclame
Bonavi en arrêtant son chant. Vous les femelles, vous
avez le ventre plein, tandis que le nôtre est totalement
vide, me dit-il, observe ! Toute la partie arrière d'une
cigale mâle est creuse. Vide comme l'intérieur
d'une guitare... pour mieux servir de caisse de résonance
! Tous les organes sont compressés dans un ridicule petit
coin de l'abdomen, comme si cela n’avait pas d'importance
vitale. Le chant en revanche, oui ! La musique, ça c’est
important ! Que serait un excellent transit alimentaire, une
parfaite santé s’il n’y avait pas le plaisir
de vivre, de rencontrer des congénères, de se
faire des amis, d’être amoureux, de jouer ou d’écouter
de la musique ?
Il me montre son ventre à contre jour, et je dois avouer
qu’il est effectivement vide et translucide, tel un cornet
de parchemin. C’est vraiment incroyable !
– J'ai encore une toute petite question à te poser
? Nishi m'a dit que les jours de vent ou de mauvais temps, les
cigales ne chantent pas, est-ce vrai ?
– Absolument ! affirme-t-il. En fait, c’est une
question de chaleur, et non une question d'humeur, vois-tu !
En dessous de vingt-deux degrés, mes cymbales perdent
leur souplesse. Elles ne veulent plus rien savoir et sont comme
bloquées. J'ai beau tirer sur mes muscles dans tous les
sens, aucun son n'en sort. Mais aujourd'hui il fait beau, me
dit-il, avec un sourire malicieux, et j'ai une envie folle de
chanter. As-tu envie d'entendre un air particulier ?
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